#Atelier574 – Etienne Klein : comment parler du temps ?
En plus de présenter la transformation digitale SNCF, les plus fraiches avancées technologiques ainsi que les grands mouvements de l’innovation mondiale, les ateliers 574 permettent de prendre de l’altitude pour se pencher sur des sujets de fond animant les différentes communautés scientifiques. C’était le cas jeudi 1er février, date à laquelle la maison du digital SNCF dionysienne avait l’honneur de recevoir Etienne Klein, afin de s’échiner les méninges sur la question du temps. Récapitulatif en « fiche de lecture ».
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Par La Redaction
Qui ?
Sa voix fait peut-être frétiller vos synapses tous les samedis sur France Culture… Etienne Klein est philosophe des sciences et physicien théoricien. Fondateur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, il est principalement connu du grand public pour son travail en tant qu’auteur. Son approche faisant prévaloir la création de ponts interdisciplinaires entre, par exemple, mathématiques et sémantique, lui permet d’apporter densité et précision à sa vulgarisation scientifique.
Où ?
Au 574 de Saint-Denis. A 9108 kilomètres de là, les équipes de SpaceX finalisaient les derniers préparatifs pour le lancement de Falcon Heavy.
Quand ?
Le jeudi 1er février. Quarante-deux ans plus tôt décédait Werner Karl Heisenberg, coqueluche des amateurs et amatrices de physique quantique et/ou des fans de _Breaking Bad_.
Grandes idées ?
1 - Légitimité à parler du temps : philosophie : 0 / physique théorique : 1 ?
Qu’ont en commun Saint-Augustin, le boson de Higgs, Bergson et les ondes gravitationnelles ? Bien qu’appartenant à des champs de réflexion spécifiques, ils évoquent tous, à leur manière, une certaine compréhension du temps. Pendant une heure et demie, Etienne Klein s’est donc employé à poser la question de la nature polymorphe du temps (« est-ce une substance, un fluide, une illusion, une invention, un objet culturel ? »), et surtout de qui est le plus apte à en parler.
Les philosophes, peut-être ? Etienne Klein rappelle que les traces écrites émanant des présocratiques prouvent que la question du temps a traversé une multitude de courants philosophiques. L’une des doctrines principales se place sous le blason des « philosophies de la conscience » ou correlationnistes : « Ce sont des philosophes qui pensent que l’écoulement du temps à avoir avec la conscience d’un observateur. Le moteur du temps, ce qui fait qu’il passe, est lié à la présence d’un sujet. » Malheureusement, les découvertes de l’astrophysique, particulièrement sur l’âge de l’univers, semblent sonner le glas de ce modèle de pensée. Comme le présente Etienne Klein via le « paradoxe de l’ancestralité » : « L’univers a au moins 13,7 milliards d’années, et l’être humain avec sa conscience n’y est apparu que tardivement. Ce qui signifie que le temps a passé le plus clair de son temps sans nous : si le temps a besoin de la présence d’un sujet pour exister, et si le sujet est lui-même une production qui est advenue dans le temps, comment le temps a-t-il pu passer avant que le sujet qui le fait passer n’apparaisse ? ».
« Réglons la difficulté en considérant le temps comme une entité indépendante de la conscience », nous diriez-vous. Vous auriez raison, bien que cette décorrélation engendre d’autres problématiques. Comme le précise Etienne Klein : « Si le temps ne dépend pas de la conscience, alors ce doit être quelque chose qui est physique, une entité, une substance, un concept. Et dans ce cas-là, vous devez répondre à la question du moteur du temps, ce renouvellement des instants présents. » Le temps devient alors « cette chose de nature inconnue dont la fonction est de faire en sorte qu’il y ait toujours un instant présent qui ne soit jamais le même que précédemment. » Pour exposer les limites que peut engendrer cette conception, Etienne Klein démonte notre figuration commune du temps en mathématiques – une demi-droite fléchée – : « Cette représentation est incomplète car elle ne dit pas ce qui fait que vous ne pouvez pas rester présent au même instant présent. Pourquoi êtes-vous obligé de suivre le « cours du temps » indiqué par la flèche, alors que dans l’espace vous êtes libre d’occuper une position à votre guise (…) ? » En somme, en plus de ne pas préciser comment le temps « parcourt » cette droite, attribuer au temps les mêmes attributs que ceux de l’espace sans y réfléchir (« spatialiser le temps » comme le dit Etienne Klein), configurer le temps en faisant figurer instants du futur et instants du présent sur une même droite pose des difficultés difficilement surmontables.
Si la philosophie échoue à correctement réfléchir le temps, au même titre que le langage (« en 2018, nous parlons du temps exactement comme nous en parlions au 4ème siècle après JC ; et cela fait apparaître une sorte de soupçon »), peut-être « est-il temps » de se tourner vers le monde merveilleux de la physique. Etienne Klein rappelle alors qu’en plus de l’espace-temps théorisé par Einstein comme ce « tissu qui se déforme autour des objets que l’univers contient » (Christophe Galfard), certaines des plus grandes découvertes récentes en la matière ont à voir plus ou moins directement avec la question du temps. Le boson de Higgs (2012), quanta associées au champ de Higgs, a donné leur masse à la plupart des particules, et a donc conféré le temps à la matière (puisque pour qu’un référentiel ait un temps propre, il doit avoir une masse non nulle). Les ondes gravitationnelles (2015), quant à elles, ne sont rien de moins que des oscillations se propageant dans l’espace-temps. Etienne Klein reviendra longuement sur leur détection : « Einstein avait prédit leur existence, et si vous regardez les spectres qui ont été mesurés le résultat est extraordinaire : vous verrez que le spectre est exactement celui calculé grâce aux équations d’Einstein. » Il devient alors légitime de considérer les physiciens et leurs équations comme les plus aptes à nous parler du temps.
2 - Les limites de la physique : le langage ?
Mais la physique peut-elle vraiment nous permettre de réajuster nos approximations linguistiques et réflexives lorsque nous considérons le temps ? Et là se pose la question des limites du langage apposé aux mathématiques : un mot peut ne pas recouvrir le même sens en fonction du référentiel. Le scientifique explicite : « Si vous prenez la physique de Newton, ce n’est pas le même message que si vous prenez les équations d’Einstein sur la relativité, ou les équations de la physique des particules… Finalement, si ce travail que j’ai fait avec mon équipe consistant à essayer de faire parler les équations est légitime, alors cela a toutes sortes d’implications. » Etienne Klein illustre ses réserves via le paramètre T des équations de Newton, qui n’a en fait aucune des propriétés communes du temps. « On ne sait pas dire à partir de quel stratagème intellectuel et idée préconçue du temps Newton a pu reconnaitre dans la variable T ce qu’on appelle le temps. Par exemple, le temps de Newton est indépendant des phénomènes. Quoi qu’il se passe dans le temps, cela ne l’affecte pas. » En somme, le temps de Newton ne ressemble en rien à ce que nous nommons « temps » dans la langue courante, « c’est un truc qui transporte avec lui l’invariance des lois physiques au cours du temps, il n’a pas d’autres fonctions ».
Que Newton ait appelé T « temps » ou « truc » implique des conséquence non négligeables, par exemple lorsque ce temps homogène, universel et absolu est confronté à – et dépassé par – l’espace-temps d’Einstein. Car bien que des éléments de la vie courante – comme les trains – continuent à nous faire considérer le temps de Newton comme correct, Etienne Klein rappelle que « ce n’est que parce que les vitesses des trains sont faibles devant la vitesse de la lumière qu’on arrive à prendre des rendez-vous avec un train qui part. » Corrélativement, dire que le temps newtonien n’existe pas permet-il d’avancer que le temps n’existe pas ? « Peut-on dire que le temps n’existe pas sous prétexte qu’il est relatif à l’observateur ? Ce n’est pas parce qu’une notion est relative qu’elle n’est pas réelle ». Cette idée de relativité – qui, comme dans le cas de la relativité d’Einstein, ne veut pas dire qu’un élément donné n’a pas d’existence mais plutôt qu’il est relatif à un observateur ou observatrice – semble diriger l’interprétation de la notion de temps en physique : « Si par exemple vous faîtes une théorie nouvelle qui essaie de marier la physique quantique et la relativité générale, vous allez devoir inventer de nouveaux concepts. Si vous pensez _a priori_ que le temps peut être une variable discontinue, et si vous voyez dans votre théorie une variable discontinue qui semble respecter les contraintes de causalité, alors vous pourrez dire que cette variable c’est le temps. Ce n’est pas le temps tel qu’on le pense, mais c’est le temps tel qu’il apparaît dans la théorie que je construis. » Finalement, ces questions de sémantiques et de définition relativiste du temps apparaissent comme cruciales pour la compréhension du sujet. Même dans les mathématiques, les mots et ce qu’ils contiennent restent primordiaux.
3 - Pas d’Einstein sans trains
Si vous pensiez que le ferroviaire n’avait pas sa place dans cette « fiche de lecture », détrompez-vous. Saviez-vous par exemple qu’Einstein n’aurait peut-être pas pensé la relativité sans les trains ? Etienne Klein raconte : « Einstein a trouvé la théorie de la relativité restreinte en juin 1905, alors qu’il travaillait à Berne au Bureau fédéral de la propriété intellectuelle. Dans son article, il parle de trains, de gares, d’horaires. On peut même avancer la thèse, défendue par des historiens, que cet article fondamental de physique est en fait un brevet d’ingénieur ». A cette époque, désireuse d’afficher son unité, l’Allemagne avait fait de la synchronisation des horloges une priorité technique nationale. « Le pays misait sur des solutions électromagnétiques, et c’est en regardant ces brevets qu’Einstein s’est rendu compte qu’il y avait un problème dans l’interprétation de l’électromagnétisme (…). Bref, il a produit cette théorie de la relativité grâce aux trains. »
Le scientifique rappelle alors l’importance de cet écrit dans lequel Einstein « pose des questions d’enfant qu’il résout avec un cerveau d’adulte. Les interrogations d’espace et de temps, on se les pose dans l’enfance, et à sept ans on les a réglées. On comprend que l’espace est le lieu de la liberté, et le temps est la marque de notre emprisonnement. Une fois que l’on a compris cela, dit Einstein, l’affaire est réglée et on transporte ses idées fixes jusqu’à la fin de ses jours. » Ces questionnements enfantins du génie allemand sont, à nouveau, emmenés par l’imagerie ferroviaire : « Einstein demande, par exemple, qu’est-ce que je veux dire quand je dis qu’un train arrive à 07h00 à la gare ? Assez simple. Deuxième question : qu’est-ce que je veux dire quand je dis qu’un train arrive à la gare de Lyon, par exemple, si je suis à Marseille ? Là, c’est déjà plus compliqué, il faut un protocole qui transporte l’heure de Paris vers Marseille, comment ça se passe, quelle vitesse…
Troisième question : qu’est-ce que je veux dire quand je dis qu’un train arrive à 07h00 à la Gare de Lyon, par exemple, si moi-même je suis en déplacement par rapport à cette gare ? Nous étions tellement convaincus que le temps, comme chez Newton, est universel et absolu, que personne ne s’était posé cette question. » Ainsi naissait la théorie de la relativité restreinte.
Quand il s’agit d’expliquer la relativité d’Einstein, les trains restent la représentation de référence : « La relativité est souvent exprimée d’une façon qui la rend incompréhensible. En fait, elle dit que le mouvement n’est qu’un moyen, c’est-à-dire que quand vous êtes dans un TGV, même si ce TGV allait à la moitié de la vitesse de la lumière, cela ne change rien au temps propre des observateurs. S’il leur faut deux heures pour lire un livre à la gare, il leur faudra deux heures dans le TGV pour lire même si la vitesse du TGV est de 300 000 km/s (…). » L’idée selon laquelle la relativité d’Einstein ferait dépendre la vitesse du « temps global » de la vitesse de l’observateur dans l’espace est donc inexacte : « Le mouvement ne change rien, il y a autant de temps propres qu’il y a d’observateurs différents, ce qui est tout à fait un autre message. Le contre sens suscite une croyance selon laquelle le fait de se déplacer change le temps. Vous avez remarqué un truc ? Même quand vous prenez le train vous ne pouvez pas vous déplacer par rapport à vous-mêmes. Par contre, par rapport à un autre référentiel qui a le même statut que le vôtre (dans le train par exemple – ndlr), mais qui est en déplacement par rapport au vôtre (court extrêmement vite dans les couloirs – ndlr), il y a des effets de désynchronisation qui se produisent. Il serait intéressant de faire une expérience de pensée où on prendrait une carte de France et des TGV qui circulent à 150 000 km/s. Comment gérer ça dans les gares ? Ça, ce serait intéressant » explique en souriant Etienne Klein, avant de conclure avec une citation de Pierre Dac : « Au train où vont les choses, les choses où vont les trains vont bientôt cesser d’être des gares ».
Punchlines ?
– « Je ne suis pas du tout spécialiste de la gestion du temps, je ne suis pas sociologue ou coach, et en la matière je suis sans doute le plus mauvais élève après Cédric Villani »
– « Ce qui crée ce stress dont vous parlez, ce n’est pas le fait que « le temps s’accélère ». C’est que nous sommes soumis à une superposition de présents multiples qui interviennent dans notre vie comme des injonctions contradictoires »
– « Vous pouvez tout à fait voyager dans le futur d’un autre observateur, il suffit pour cela de vous éloigner de lui à très grande vitesse et de revenir. Et quand vous reviendrez, il sera mort »
– « Si on savait ce qu’était une durée, si on savait comment une durée se construit, si on était capable de la penser sans la rapporter à l’espace… Eh bien on saurait exactement ce que c’est que le temps. Mais on ne sait pas. Comment des instants de durée nulle peuvent-ils faire une durée de longueur non nulle ? Je ne sais pas »
Crédits photos :
Gif Rust Cohle © HBO
Les lignes de chemin de fer en 1849 © Wikipedia