#ATELIER574 – L’avenir de l’Homme « made in » Silicon Valley, selon Alexandre Lacroix
Si la Silicon Valley a inspiré la création d’un grand nombre de technopoles à travers le monde (Sophia Antipolis en France, la Silicon Wadi en Israël ou la HITEC City en Inde), elle reste néanmoins le pôle des industries de pointe le plus important sur le plan international.
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Par La Redaction
Avec plus de 6 000 entreprises de toutes tailles implantées en son sein, et une croissance démographique importante en conséquence, ce bout de Californie se distingue par son excellence en matière de recherches scientifiques et de performance économique. Mais pas que : invité lors d’un #Atelier574 le 26 janvier dernier, Alexandre Lacroix veut décortiquer la Silicon Valley sous un prisme philosophique. Quels sont selon lui les courants de pensée signés Silicon Valley qui ont eu le plus d’impact sur la création des nouvelles technos ?
Qui ?
Alexandre Lacroix est écrivain, journaliste et fondateur de Philosophie Magazine. Aujourd’hui, il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages littéraires (romans et essais), et directeur de la rédaction du magazine qu’il a lancé en 2006. Client régulier des vols reliant le Vieux Continent et la côte-ouest américaine, Alexandre Lacroix fréquente ceux qui fabriquent les nouvelles technos et s’intéresse particulièrement aux enjeux philosophiques et sociologiques de la révolution numérique.
Quand ?
Le 26 janvier 2018, soit 47 ans après que le nom de « Silicon Valley » soit apparu pour la première fois sous la plume du journaliste Don Hoefler.
Où ?
Au 574 Saint-Denis, à 7 heures et 32 minutes de train de Davos, où se tenait le Forum économique mondial de l’année. L’IA était au cœur des débats dans ce village enneigé en Suisse.
Grandes idées ?
Libertarisme : « prenez tous les risques que vous souhaitez »
Alexandre Lacroix qualifie le libertarisme comme « le fond idéologique pour les intellectuels et intellectuelles américain.e.s. » En effet, selon une étude de la bibliothèque du Congrès américain et du Book of the month club : « La Grève » (1957), emblématique roman libertarien d’Ayn Rand, est aux États-Unis le livre le plus influent sur les sondé.e.s juste après la Bible.
Parmi eux, nombreux sont ceux et celles qui sont pour une « dés-implication de l’Etat », d’après Alexandre Lacroix. « Ils pensent que les individus peuvent prendre tous les risques qu’ils souhaitent. Autrement dit, de réaliser le rêve de faire vivre l’humain sans politique. » Une vision assez éloignée des traditions françaises mais très implantée aux Etats-Unis.
La Silicon Valley n’est donc pas une exception. Parmi les figures les plus importantes de « The Valley », Peter Thiel est, selon l’écrivain, celui qui incarne véritablement ce courant de pensée. L’investisseur visionnaire a par exemple cofondé PayPal en 1998 (aux côtés d’un certain Elon Musk), et compte parmi les premiers à avoir investi dans le réseau social de Marc Zuckerberg. Le point commun de ces deux projets technologiques ? « Ils sont fondés non pas sur la notion d’Etat, mais sur celle d’un consentement entre personne ».
Cependant, Alexandre Lacroix y voit un paradoxe : le désir de liberté pourrait nous conduire vers une hyper surveillance. « Le cyber espace, comme on l’appelait jadis, est créé comme un lieu abstrait et émancipé des territoires », rappelle l’écrivain, « mais cela n’a duré que jusqu’en 2007, quand le smartphone a été créé. On est désormais capable de géolocaliser une personne et de lui envoyer des messages ciblés », souligne-t-il. Il considère par ailleurs que la société Palentir Technologies – fondée par Peter Thiel et qui collabore, selon lui, avec l’Etat français – est un parfait exemple de ce genre de surveillance.
Transhumanisme, une utopie dessinée par les gourous de la tech
Quand Laurent Alexandre, l’un des précédents intervenants aux #Ateliers574, a publié son livre « La mort de la mort » en France (2011), la presse française ainsi que le grand public y a accordé un intérêt particulier. Beaucoup se sont posé cette question : comment la biotechnologie va bouleverser l’humanité ?
« Le terme est inventé en 1957 par le biologiste Julian Huxley dans l’optique de sauver le concept d’eugénisme », raconte Alexandre Lacroix. Et de poser le contexte : « L’idée d’augmenter l’espèce humaine et l’utilisation politique de la médecine sont devenues abominables à la sortie de la seconde guerre mondiale ».
Soixante ans plus tard, le biomédical prospère dans la Silicon Valley. Les entrepreneurs (comme Marc Zuckerberg) et entrepreneuses investissent lourdement dans les recherches biomédicales, parfois sous forme d’actions philanthropiques, tandis que les géants du Web comme Google ou Apple recrutent de plus en plus de « life scientists » afin d’élargir le périmètre de leurs activités.
« Il faut comprendre que pour la Silicon Valley, Internet est une vielle technologie, et le front de la recherche s’est complètement déplacé vers le corps humain. » Pourquoi cet enthousiasme envers un transhumanisme qui peut paraître utopique pour certains et certaines ? « Une utopie, telle que l’image d’un humain millénaire, a souvent pour but de mettre les énergies et les fonds d’investissement en mouvement avec des résultats bien tangibles », explique l’essayiste. Ainsi, nous verrons bientôt aux Etats-Unis les patients et patientes qui, muni.e.s d’une prescription, iront à la pharmacie imprimer leurs « médicaments customisés » – contenant une dose des molécules actives adaptée à leur corps – via des applications mobiles.
Singularité technologique, l’humanité ne sera plus « une » ?
La singularité technologique est une analogie de la singularité gravitationnelle,zone de l’espace-temps où les connaissances scientifiques actuelles ne peuvent plus s’appliquer (comme pour un trou noir par exemple). De la même façon, la singularité technologique créerait un événement historique tellement fort et sans précédent que toutes les analyses des sciences humaines et sociales seraient irrémédiablement faussées. Elle pourrait par exemple nous emmener dans une nouvelle ère, où « l’intelligence » créée par l’humain sera potentiellement à même de créer d’autres intelligences en toute autonomie.
Pour Alexandre Lacroix, l’idée de cette singularité est proposée par le mathématicien et auteur de science-fiction Vernor Vinge en 1993, lors d’un colloque de la NASA. Vinge parlait alors de « la mise au point d’une entité qui sera plus intelligente que l’être humain. » Mais par quel chemin y parvient-on ? La création d’un ordinateur super puissant, ou d’un réseau des machines intelligent ? Ou, pourquoi pas, l’hybridation homme-machine ?
Pour répondre à cette question, Alexandre Lacroix s’est référé à la sagesse de Kevin Kelly, le fondateur de Wired Magazine. Ce dernier, aussi iconoclaste qu’érudit, a dressé un scénario prospectiviste de l’humanité dans cinq mille ans : « Je pense que nous serons toujours là. Par contre, il serait possible que l’humanité ne soit plus une, le phénomène des Amish risquant de se reproduire. A chaque transformation de l’humain – transformation des gènes, hybridation avec la machine etc. –, il y aura des communautés qui ne feront pas le saut. »
Ou pas ? Rendez-vous dans quelques millénaires…
Punchlines
– « Nous vivons dans le monde du contrôle : ce n’est pas le monde de la surveillance. »
– « Par l’omniprésence des objets connectés, nous vivons une sorte de télépathie assistée par les machines : nos consciences sont traversées en permanence et en temps réel par les messages émis par les consciences des gens que nous connaissons. Le mot « lien » revêt ici son sens d’origine. »
– « Il y a un autre scénario qui s’oppose complètement à celui de Kevin Kelly : la technologie peut devenir hégémonique ou « main stream », ce qui fait que l’humanité toute entière ira dans la même direction. »