#Atelier574 – « L’innovation a-t-elle remplacé le progrès ? » par Raphaël Enthoven.
Dans cette conférence au « 574 », Raphaël Enthoven nous questionne sur l’innovation et les différents types de progrès, techniques et moraux. L’innovation est-elle un progrès ou un retour en arrière ? Comment se construit-elle ? Autant de questions auxquelles il répond en s’appuyant sur les travaux des philosophes de l’Hexagone.
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Par La Redaction
Qui ?
Raphaël Enthoven est un essayiste et animateur de radio et télévision. Il a écrit de nombreux ouvrages, tels que « Nouvelles morales provisoires » aux éditions de l’Observatoire en 2019.
Où ?
Au 574, le siège parisien de SNCF Digital situé à Saint-Denis (93), soit à environ 541 kilomètres de Genève, où est né Didier Pittet, médecin infectiologue et épidémiologiste suisse qui a rendu populaire la solution hydro-alcoolique pour se désinfecter les mains et empêché sa privatisation en organisant le transfert du brevet vers l’OMS.
Quand ?
Jeudi 5 mars 2020, soit 46 ans jour pour jour après la décision du gouvernement Pierre Messmer de construire une ligne à grande vitesse entre Paris et Lyon.
Progrès technique VS progrès moral
Dans les librairies actuellement, un des livres les plus vendus est La Peste d’Albert Camus. Alors, bien sûr, nous pouvons y voir un lien avec la pandémie du Coronavirus que nous traversons actuellement. Mais aussi, parce que cet ouvrage, dans une seconde lecture, aborde le sujet de la montée de la peste brune, le nazisme. Pourquoi La Peste de Camus est-il toujours d’actualité aujourd’hui ? « Si Camus est pertinent 60 ans après, comme il le serait dans 600 ans ou dans 1000 ans, c’est que l’humanité ne fait pas de progrès » explique Raphaël Enthoven.
Il y a deux familles de progrès, le progrès technique et le progrès moral. « Alors oui, on ne peut pas dire que nous n’avons pas fait de progrès technique, mais on peut tout à fait questionner le progrès moral dans la mesure où le XXème siècle est quand même le siècle des génocides. Si nous avions fait des progrès moraux depuis qu’on s’est réunis en village, peut-être que 10 000 ans plus tard on n’en serait pas encore à s’entretuer ou à programmer l’extinction d’un peuple » ajoute-t-il. La question de progrès moral dans l’humanité est une question redoutable à analyser. « Nous ne faisons pas de progrès moraux mais nous faisons de considérables progrès techniques, c’est tout le paradoxe, c’est que ces deux progrès n’avancent pas au même rythme. Techniquement on cavale, moralement on stagne. »
Si Camus est pertinent 60 ans après, comme il le serait dans 600 ans ou dans 1000 ans, c’est que l’humanité ne fait pas de progrès.
L’innovation, un retour vers le passé ?
« L’innovation est tout ce que vous voulez, mais tout sauf un progrès » affirme Raphaël Enthoven. Bien sûr que la machine est plus forte que l’homme, c’est sa raison d’être, un marteau est plus solide que votre poing, et un ordinateur a plus de puissance que votre cerveau. C’est précisément pour cela que nous avons inventé des machines, pour pallier notre insuffisance. Quand le joueur de Go perd contre une machine, il ne perd pas contre un joueur de Go, il perd contre un système qui connaît la totalité des parties. Ce n’est donc pas une victoire de la machine.
« L’autre paradoxe attaché à l’innovation est que non seulement l’innovation n’est pas un progrès, mais il arrive même que l’innovation nous ramène très loin en arrière » dit-il. En effet, Rousseau, en 1755, explique que « le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables ; et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité, que la nécessité l’oblige d’acquérir. S’il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches ? S’il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de raideur ? S’il avait eu une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S’il avait eu un cheval, serait-il si vite à la course ? » Autrement dit, l’homme à l’état de nature pour Rousseau, c’est l’homme dépouillé des outils et donc contraint par lui-même d’être l’outil de lui-même. Ainsi, par exemple, l’introduction des puces sous-cutanées ne nous fait pas faire un bond vers l’avenir, mais un bond prodigieux vers le passé, en direction de l’époque où les individus, parce qu’ils ne s’étaient pas encore constitués en communautés, cherchaient à s’en sortir sans passer par la médiation d’un autre ou d’un outil. « C’est vers là que nous allons, l’étrange avenir que nous promettent certaines trouvailles ressemble parfois à un retour pharamineux vers des temps anciens » ajoute-t-il.
Je ne connais pas de meilleure définition de l’innovation que celle-là, l’innovation n’est pas en aval de nos existences, l’innovation se trouve en amont de nous. L’innovation, c’est l’art de revivifier ses propres souvenirs.
« L’innovation, c’est l’art de revivifier ses propres souvenirs »
« En matière d’innovation, ce qui est intéressant c’est de voir que la capacité de produire de la nouveauté ne vient pas de l’avenir mais vient systématiquement du passé » dit-il. Dans le cinquième volume d’À la Recherche du temps perdu en 1915, le narrateur est amoureux d’Albertine mais sa vie oscille entre la douleur du manque et l’ennui de la possession, il l’adore mais seulement quand elle n’est pas là. Comment faire pour aimer sans douleur et sans ennui ? Il trouve la réponse quand elle dort, car elle est là sans être là. « Dans sa voix se découpait nettement l’image visuelle ainsi que l’inventera le photo-téléphone de l’avenir » écrit Proust. Pourquoi Proust a eu cette intuition-là 100 ans plus tôt ? Parce que Proust a lu notamment Baudelaire, qui a eu l’intuition du photo-téléphone de l’avenir, comme on l’a aujourd’hui avec Skype ou Facetime. L’innovation est donc une mémoire.
L’un des textes les plus stupéfiants sur ce sujet est La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon. Dans ce texte de 1605 qui est une utopie radieuse, il décrit la maison de Salomon. Dans cette maison, on a découvert les prothèses auditives, « certains outils capables de seconder l’ouïe, posés sur l’oreille, qui augmentent grandement la capacité auditive », des microscopes de pointe permettant de voir « des objets minuscules de façon distincte et parfaite », des sous-marins appelés « navire et bateau pour aller sous l’eau » et même des aéroplanes « nous imitons le vol des oiseaux et voler dans les airs », et figurez-vous que tous ces outils sont alimentés par de l’électricité « des instruments qui produisent de la chaleur par leur seul mouvement ». Alors, soit on se dit que Bacon ressemble à Nostradamus, soit que si l’avenir ressemble autant à ce que lui-même a pu en imaginer, c’est que l’avenir l’a lu et qu’on s’est inspiré de lui. Francis Bacon a donc inventé l’avenir. « Je ne connais pas de meilleure définition de l’innovation que celle-là, l’innovation n’est pas en aval de nos existences, l’innovation se trouve en amont de nous. L’innovation, c’est l’art de revivifier ses propres souvenirs » conclut-il.