Conf’574 – « Sobriété numérique, les clés pour agir » par Frédéric Bordage
Dans cette conférence au « 574 », Frédéric Bordage aborde la question de la sobriété numérique. Quels sont les impacts environnementaux du numérique ? Comment les réduire ? Et comment pouvons-nous tous agir individuellement comme collectivement ? Des questions inéluctables, à l’heure du changement climatique, auxquelles il donne des réponses simples et applicables par tous.
Publié le
Par La Redaction
Qui ?
Frédéric Bordage est le fondateur de GreenIT.fr, le collectif des experts du numérique responsable et de la sobriété numérique. Il est également expert indépendant, réputé pour avoir lancé le sujet de la sobriété numérique depuis 17 ans en France.
Où ?
Au 574, le siège parisien de SNCF Digital situé à Saint-Denis (93), soit à environ 381 kilomètres de Dole, dans le Jura, où est né le scientifique français Louis Pasteur le 2 décembre 1822.
Quand ?
Mardi 23 mars 2021, soit 164 ans jour pour jour après l’inauguration du premier ascenseur installé dans un grand magasin, construit par Elisha Graves Otis.
L’univers numérique et ses impacts environnementaux
« Afin de se rendre compte de l’impact numérique sur l’environnement, commençons par quantifier les appareils numériques. Au niveau mondial, il y a 34 milliards d’équipements numériques utilisés par 4 milliards d’utilisateurs. Au niveau national, on compte 651 millions d’équipements utilisés par 58 millions d’utilisateurs. » introduit Frédéric Bordage.
Cela se traduit par trois sources d’impacts environnementaux : la fabrication des appareils, la production d’électricité qui va alimenter ces appareils, et la fin de vie quand ces appareils vont devenir des déchets. Pour chacun de ces impacts, on constate une série de conséquences, telles que l’épuisement des ressources abiotiques, les tensions sur l’eau et l’énergie, ou encore l’écotoxicité pour les écosystèmes.
L’ensemble de ces impacts environnementaux vont former l’empreinte environnementale. « Ainsi, à l’échelle mondiale, environ 4% de la contribution à l’épuisement de l’énergie primaire et du réchauffement global induit par les gaz à effet de serre sont causés par le numérique. C’est beaucoup, c’est par exemple bien plus que l’aviation civile. Et surtout, la dynamique est inquiétante puisqu’en 15 ans, entre 2010 et 2025, on va observer un triplement des impacts environnementaux, qui passent de 2% des émissions de gaz à effet de serre en 2010 à 6% en 2025. » détaille-t-il.
Devenir un as de la sobriété numérique
Contrairement à la pensée collective, deux tiers de ces impacts sont du côté des utilisateurs d’appareils numériques, et non des serveurs/data centers ou des réseaux. Une fois ce constat effectué, il faut à présent savoir si l’enjeu est du côté de la fabrication ou de l’utilisation de ces appareils numériques.
Quand on regarde les chiffres de près, on se rend compte que c’est la fabrication qui présente le plus d’impacts environnementaux. Ces impacts sont essentiellement liés à l’extraction des matières premières (métaux critiques, terres rares, énergies fossiles) et à la transformation de ces matières premières en composants électroniques. « Cette prise de conscience est essentielle, car puisque le numérique est fabriqué à partir de ressources non renouvelables, le numérique est une ressource qui s’épuise inéluctablement et à ce rythme elle sera épuisée d’ici une ou deux générations. Il est donc urgent d’agir pour préserver la ressource et réduire les impacts en inventant un autre numérique plus sobre pour en faire un atout en termes de résilience. » explique-t-il. L’enjeu est donc de fabriquer moins d’équipements, qu’ils durent plus longtemps et d’arbitrer nos usages.
Agir à l’échelle individuelle
Afin de se rendre compte de l’impact numérique sur l’environnement, commençons par quantifier les appareils numériques. Au niveau mondial, il y a 34 milliards d’équipements numériques utilisés par 4 milliards d’utilisateurs. Au niveau national, on compte 651 millions d’équipements utilisés par 58 millions d’utilisateurs.
On constate que la majorité de l’empreinte numérique est liée aux utilisateurs dans leurs usages personnels et sont moindre que dans les usages d’entreprise en valeur absolue, tandis qu’en valeur relative, c’est l’inverse. Par individu et par jour, c’est l’équivalent de 4 radiateurs électriques allumés au quotidien, de 35 kilomètres en voiture, de 12,5 packs d’eau minérale, de 697 kilogrammes de terre excavée.
Que puis-je alors faire à l’échelle individuelle, que ce soit chez moi ou au bureau ? Il y a trois gestes essentiels. « Tout d’abord, il convient de réduire mon taux d’équipement, par exemple en mutualisant, c’est-à-dire en ayant un seul smartphone à la place d’un téléphone + un appareil photo + une caméra + un baladeur MP3…, mais aussi en évitant de céder aux sirènes marketing en achetant le dernier modèle de tel ou tel équipement. Ensuite, il faut essayer d’allonger la durée de vie des appareils existants (réparation, réemploi, achat d’occasion, achat d’appareils upgradables et réparables). Enfin, le troisième geste à mettre en œuvre est l’extinction des box et des autres appareils (ne pas utiliser le mode veille). » liste Frédéric Bordage.
Agir à l’échelle de l’entreprise
GreenIT et WWF France ont réalisé une étude en 2018 pour analyser où se situaient les impacts environnementaux au sein de la SNCF. Ce qui apparaît, c’est que ce sont les équipements des utilisateurs qui ont le plus d’impacts environnementaux, avec 31% de l’épuisement de l’énergie primaire, 52% du réchauffement global, 44% des tensions sur l’eau douce et 61% de contribution de l’épuisement des ressources abiotiques. Il y a aussi des impacts importants à cause des infrastructures réseau et centre informatique, car elles sont alimentées en électricité en permanence, ce qui engendre respectivement 23% et 26% de l’épuisement de l’énergie primaire.
Quand on fait ce type de bilan, qui n’est pas propre à la SNCF, mais qu’on retrouve dans la plupart des grandes entreprises françaises, on peut établir une feuille de route pour réduire l’empreinte environnementale du système d’information de l’entreprise. « En premier lieu, il faut réduire le taux d’équipement et allonger leur durée de vie. Ensuite, on va éco-concevoir les services numériques internes et externes. Troisièmement, on va travailler sur la nature des flux consommés, comme l’électricité ou le papier. Enfin, il faut mettre en place un Plan de Déplacement d’Entreprise (PDE) pour la DSI, pour favoriser des transports en commun et des interventions à distance. » détaille-t-il.
Pour réduire l’empreinte environnementale d’une entreprise, il faut aussi se pencher sur les usages. Cette question est secondaire, car les usages vont avoir un effet relativement marginal sur nos impacts environnementaux. Mais on peut quand même avoir des usages plus sobres pour contribuer à économiser un peu d’infrastructure. Cela passe par exemple par une meilleure gestion de ses emails, en évitant les pièces jointes pour empêcher un stockage inutile en les remplaçant par des liens. L’utilisateur peut également privilégier le stockage local et supprimer régulièrement les fichiers inutiles, mais aussi limiter l’utilisation du cloud, surtout en 4G, car elle représente 23 fois plus de consommation électrique qu’une connexion filaire de type ADSL ou fibre.
Agir à échelle d’un service numérique
Un service numérique est l’ensemble des logiciels, des matériels, de l’infrastructure (réseau, data centers…) et des autres services numériques qui vont nous permettre de réaliser un geste numérique quotidien, comme par exemple, trouver l’horaire d’un train.
Quand on est une grande entreprise comme la SNCF, c’est donc à cette échelle qu’on est capable d’éco-concevoir le service numérique afin de réduire de façon très importante les impacts environnementaux. « Il existe un standard international de l’éco-conception, le standard ISO 14062, qui nous dit que si l’on veut réduire l’empreinte environnementale du service numérique que l’on met à disposition de nos clients et de nos salariés, il va falloir intégrer la contrainte environnementale dès la conception des produits et des services selon une approche globale et multicritères. Cela veut dire qu’on ne va pas éco-concevoir un logiciel, un site web ou une application mobile, mais on va éco-concevoir un acte métier, tel qu’acheter un produit en ligne ou trouver l’horaire d’un train. On va commencer par des optimisations techniques de premier niveau, comme des modifications du parcours utilisateur sur le site web SNCF, des ajouts de fonctionnalités qui vont être des formes de raccourcis, ou encore réinventer totalement le système. » détaille Frédéric Bordage.
Aujourd’hui, cette notion de réduction du gras numérique est devenue un facteur de compétitivité.
Par exemple, la Deutsche Bahn propose deux interfaces utilisateurs. La version actuelle pèse 3800 Ko et la version d’il y a 20 ans pesait seulement 3 Ko. Ce qui est intéressant, c’est de voir que sur un même service, il peut y avoir une différence aussi grande (x1350). Cela donne une idée du potentiel d’amélioration technique du service numérique et donc du potentiel de réduction de l’empreinte environnementale. Il y a donc vraiment un enjeu fort à faire faire un régime à nos services numériques et pour y parvenir, il faut se concentrer sur le MVP (Minimum Valuable Product), qui est la promesse de base faite aux utilisateurs de pouvoir trouver l’horaire du train et de le réserver. « Aujourd’hui, cette notion de réduction du gras numérique est devenue un facteur de compétitivité. » ajoute-t-il.
Pour conclure, l’éco-conception en facteur 4 est l’idée qu’à l’échelle de l’humanité, si nous voulons avoir simplement un avenir et ne pas nous effondrer, nous devons diviser par quatre nos impacts environnementaux d’ici 2050 par rapport à 1990. Cela veut dire qu’en France, on a globalement 30 ans pour diviser par six nos émissions de gaz à effet de serre afin de rester sous l’accord de Paris à 1,5/2 degrés.
Il faut donc passer de 12 tonnes de CO2 par personne à 1,7 tonne. Donc, d’une façon ou d’une autre, il va falloir réduire l’empreinte environnementale associée au numérique. La question que l’on se pose donc actuellement est de pouvoir associer de la Low Tech à la High Tech, afin de pouvoir économiser cette ressource et pouvoir en léguer à nos enfants. « Si on veut doper la résilience de l’humanité, nous avons tout intérêt à associer de la Low Tech avec de la High Tech, pour se donner le plus de chances possibles d’atteindre les grands objectifs du développement durable. Le numérique de demain n’existera que si l’on est capable de l’économiser et pour ce faire, on devra créer un numérique plus hybride qu’aujourd’hui, en associant des solutions Low Tech et High Tech. » conclut-il.