#PortraitRobot – Alexandre Lacroix : « Les Etats devraient mettre les messageries protégées à la disposition de leurs citoyens »
Philosophe et journaliste, Alexandre Lacroix porte une vision critique sur les innovations technologiques et leurs applications au quotidien. Le 26 janvier dernier, lors de sa conférence au 574 Saint-Denis de SNCF, le directeur de Philosophie Magazine décortiquait la Silicon Vallée – notamment les profils de ceux et celles dont les innovations modifient le monde – sous prisme du libertarisme, du transhumanisme et de la singularité technologique. Il s’est ensuite attardé quelques instants pour une petite discussion autour du digital. Interview.
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Par La Redaction
Quel est votre premier geste digital le matin ?
Alexandre Lacroix : Je relève mes mails avant d’aller au travail, j’enlève les spams et cherche des idées intéressantes pour Philosophie Magazine. C’est un geste assez caractéristique de l’arrivée du travail dans la vie privée – d’une certaine porosité -. Pour les gens ayant un métier intellectuel comme moi, les choses importantes peuvent se passer en dehors des horaires de travail.
Si vous aviez un assistant virtuel ou un robot, à quoi vous servirait-il ?
A. L. : Il faut que les développeurs et développeuses se dépêchent ! J’ai vraiment besoin d’un assistant ou d’une assistante qui puisse dérusher (retranscrire) mes interviews très rapidement – on passe des heures et des heures à faire cette tâche qui n’a aucun intérêt intellectuel – ; et d’un traducteur ou d’une traductrice qui m’aiderait à lire les livres écrits en allemand, russe ou chinois, car dans le domaine de la philosophie, beaucoup de livres importants ne sont pas encore traduits.
Les trois applications qui ne vous quittent plus ?
A. L. : The Guardian, Amazon Music et Runtastic, pour certaines phases d’entraînement du marathon. Et bien sûr l’enregistreur pour le travail.
Si demain, plus d’Internet. Qu’est-ce qui vous manquerait le plus ?
A. L. : J’aurais sûrement le sentiment de l’insécurité lié au fait de perdre les manuscrits ou les sauvegardes de mes textes.
“Destination innovation”, où partez-vous ?
A. L. : La dernière fois que j’ai fait un voyage de ce type, c’était quatre jours à Rotterdam, pour voir les constructions de Rem Koolhaas et plus largement le laboratoire d’architecture contemporaine Rotterdamoise. Il y a de très belles réalisations, mais je n’ai pas senti de flux sociaux intéressants dans la ville. Tout était trop dilué, ce qui est le contraire d’Amsterdam ou de la Haye, par exemple.
Selon vous, si le digital n’avait pas existé, ou en serions-nous aujourd’hui ?
A. L. : Le digital a une histoire plus ancienne que ce que l’on croit. Ça commence avec Leibnitz, qui pense que Dieu est une sorte de super ordinateur, puis la création de la pascaline facilitant le travail du calcul, et Turing… Depuis les Lumières, il y avait un élan vers la mécanisation des tâches intellectuelles, via des algorithmes et des artefacts… L’Histoire aurait pu prendre une autre voie, mais je pense que c’était un peu inévitable : trop de gens ont travaillé pour cela, pendant trop longtemps. Le digital n’est pas vraiment quelque chose qui est paru « en plus », « récemment », il faut y voir un processus très long.
Quel visionnaire, créateur, influenceur auriez-vous aimé rencontrer ?
A. L. : James Joyce, je veux bien aller boire un verre de vin blanc avec lui.
Quel projet de SNCF lié à la digitalisation vous semble le plus emblématique ? Et vous, que feriez-vous pour aller plus loin dans la digitalisation de SNCF ?
A. L. : L’arrivé du Wifi dans le train a un peu modifié mes environnements. A mon sens, nous sommes dans une « zone intermédiaire » avec la question du contrôleur. Nous pouvons imaginer que, dans le futur, nous réinventerons la fonction du chef de train : il pourra se charger à la fois de la sécurité et du bien-être des voyageurs. J’attends donc avec impatience le futur voyage en train qui sera encore plus fluide.
Si vous aviez un super pouvoir digital, quel serait-il ? Quelle est/serait la meilleure chose que la digitalisation peut/pourrait offrir à notre société ?
A. L. : La téléportation ! La meilleure chose… Je ne sais pas répondre à cette question (c’est une vraie question !) parce que j’ai l’impression qu’il y a un gain et une perte à chaque fois qu’une nouvelle technologie arrive. Par exemple, je me repère mieux avec Google Maps, mais je ne fais que des trajets optimisés alors qu’en me perdant, parfois, je fais de belles rencontres, trouve des lieux extraordinaires : j’ai perdu quelque chose. Toute innovation, avec un côté « positif », fait son deuil d’autres choses. Je ne vois pas comment on sortira de cette logique-là.
Question Techno-Philo #1 : certains libertariens pensent que l’on devrait vendre nos données aux GAFA et d’autres plateformes, que pensez-vous de leur proposition ?
A. L. : Je ne serais pas pour la solution de Gaspard Koenig (la vente des données personnelles par internaute), même si je ne serais pas hostile à un Internet payant. Si la publicité en ligne n’existait pas, les usagers et usagères devraient payer : aujourd’hui, on paie le service Internet avec nos données, mais j’aurais préféré que l’on paie directement. D’autre part, les Etats devraient mettre des services publics à disposition – du type des messageries protégées – pour leurs citoyens et citoyennes, comme la création de la Poste jadis. Dans les attributions des Etats ou des services publics, on pourrait construire des infrastructures numériques. Cela concerne non seulement les données privées, mais aussi l’espionnage industriel. On pourrait également imaginer la mise à disposition de logiciels aux citoyens en échange d’une redevance.
Question Techno-Philo #2 : quel est selon vous le fond idéologique des mouvements hacktivistes ?
A. L. : Un contresens est souvent commis quant à la motivation de Julian Assange ou d’Edward Snowden. Les médias présentent souvent ces derniers comme des partisans de la transparence. C’est une vision de leur action militante biaisée : la transparence est une caractéristique des régimes totalitaires, où nul ne peut échapper à l’œil du pouvoir. En réalité, le fond idéologique qui alimente la démarche des hackers et hackeuses vient de l’univers très particulier des premiers pirates informatiques, notamment de la communauté de pirates de Melbourne, dans les années 1980, très bien décrite dans le magnifique « Underground » de Suelette Dreyfus. Les premiers pirates informatiques ont en effet un principe directeur : “Transparence pour les puissants, respect de la vie privée pour les faibles.” Autrement dit, l’idée est de permettre un regard (et donc un contrôle !) du public sur les actions des Etats et des organisations privées, davantage que d’étendre la surveillance à tout un chacun.
Pour terminer, quelle est votre définition du mot “DIGITAL” ?
A. L. : Le digital… Le Web ? Ou tout ce qui est codé en zéro et un ?